
Le 3 février 2023 marquait le 30e anniversaire du décès de ma mère. À la lumière de mes recherches généalogiques des trois dernières années et de la mémoire orale qui m’a été transmise par certaines personnes, je me permets aujourd’hui d’interpréter les données recueillies en traçant le portrait de cette femme dont le parcours de vie a été atypique.
Dans les faits, je connaissais de ma mère que ce qui était apparent. C’était une femme courageuse et résiliente, très souvent caractérielle, qui a affronté les épreuves de la vie à sa façon sans demander d’aide. Elle pouvait parfois être très drôle. À d’autres moments, la tristesse se voyait sur son visage, surtout dans ses dernières années.
Elle m’a dit qu’elle a vécu toute sa vie dans l’appréhension d’être abandonnée, même de la part de ses enfants. J’ai été marqué par le fait qu’elle m’a confié en pleurant avant de mourir, à quel point elle avait manqué la présence de son père. Nous venions de fêter son dernier Noël chez mon frère. Son petit-fils, reconnaissant du cadeau qu’elle lui avait offert, se jeta sur elle pour la serrer très fort. C’était un geste qu’il n’avait jamais eu à son égard auparavant.
J’ai alors réalisé qu’un lot de douleurs secrètes l’avait habité tout au long de ses soixante-douze ans. Je n’oublierai jamais ce conseil qu’elle m’a donné dans ces derniers jours; « Toute ma vie, j’ai fait ce qu’on attendait de moi! Ne fais pas la même erreur. » Ces mots lourds de sens ont pris une nouvelle signification à la lumière de mes recherches. J’ai réalisé quel point je ne connaissais pas son histoire à part les trente-six années où je l’ai fréquenté à travers des épisodes de vie à la fois heureux, complices, mais aussi dans une relation souvent difficile et tourmentée.
Naissance d’Yvette Jarest
Mary Kate Lucienne Yvette Jarest, dont le nom usuel est Yvette Jarest, est née le 22 mars 1921 à Sault-Sainte-Marie, Ontario. Elle est venue au monde le jour du 27e anniversaire de naissance de sa mère.
Elle est la fille de Joseph Albert Henri Jarest (nom usuel Joseph Albert Jarest) et de Marie Perreault qui se sont mariés à la Cathédrale Saint-Michel de Sherbrooke le 26 novembre 1917. Albert a alors 22 ans et Marie, 23 ans.

et Marie-Perreault vers 1917. Cette photo est une gracieuseté
de John Perreault

Mariage d’Albert Jarest et de Marie Perreault en 1917
Elle est la deuxième enfant du couple. Le premier enfant se nommait Jacques Henri Guy. Il est né le 23 juillet 1919 à Saint-Hyacinthe au Québec et il est décédé sept jours plus tard. Il repose dans une fosse commune au Cimetière de la cathédrale dans sa ville natale, pas tellement loin de chez moi.

copie du registre du Cimetière de la cathédrale de Saint-Hyacinthe

naissance de Jacques Henri Guy Jarest, le 21 juillet 1919
Le troisième enfant s’appelait Gérald. Il est né probablement à Duluth, Minnesota aux États-Unis en 1923. Je n’ai pas de date de naissance précise à part l’année. Il est décédé à Lambton au Québec le 18 juin 1940, frappé par la foudre à la ferme de son oncle Elzéar Perreault qui en était le tuteur et qu’il l’aimait comme son propre fils.

Source: https://diffusion.banq.qc.ca/pdfjs-1.6.210-dist_banq/web/pdf.php/_552-Wgtd4887d_qqnqe2w.pdf#page=2
et sépulture de Gérald Jarest au Cimetière Saint-Vital de Lambton.

Source: https://diffusion.banq.qc.ca/pdfjs-1.6.210-dist_banq/web/pdf.php/uLVvFX014JCk6cCVSR3-Gg.pdf#page=3

Inhumation de Gérald Jarest
Au moment de la naissance d’Yvette, ses parents habitent alors le 253 rue Saint-James, à Sault-Sainte-Marie, en Ontario. Contrairement à ce qui est écrit sur le microfilm de l’enregistrement de naissance, Joseph-Albert a alors 26 ans et non 30 ans.

J’aimerais spécifier qu’avant 2020 que je ne connaissais que peu de choses sur les origines de ma mère, sur ses parents et sur son frère dont j’ignorais même le nom. À travers ce qu’elle avait bien voulu m’en dire, je savais que son frère était décédé en travaillant sur une ferme, frappé par la foudre. Comme ma mère avait parfois tendance à embellir ou à dramatiser ce qu’elle racontait, il m’était difficile de croire d’emblée toute cette histoire. Elle disait aussi que Doris Lussier (Père Gédéon) était son cousin. De quelle façon, je l’ignorais totalement.
Au décès de ma mère, j’ai retrouvé le microfilm de l’enregistrement de sa naissance en Ontario. C’est là que j’ai appris le nom de ma grand-mère. C’est aussi à travers mes recherches dans les archives de la Bibliothèque nationale du Québec que j’ai appris que ses parents avaient vécu à Saint-Hyacinthe en 1919 et qu’ils avaient eu un premier enfant. J’ignorais tout de la famille Perreault de Lambton. Je ne connaissais pas du tout ce village aux limites de la Beauce et de l’Estrie. Je ne connaissais rien de la vie de Marie Perreault, pas plus que de ses parents Jean Perreault et Flore Roy
C’est un historien qui écrivait sur la famille Jarest qui m‘a informé que Marie Perreault s’était remariée à un certain Émile Demers. Je ne comprenais pas. Je croyais que Marie Perreault était décédée avant ma naissance. Il fallait que j’en sache davantage. J’ai horreur du flou et le fait de ne pas comprendre les choses me dérange profondément.
J’ai donc approfondi mes recherches. J’ai fait bon nombre de découvertes qui m’ont à la fois surpris et déconcerté. J’ai alors réalisé que non seulement il y avait une part de mon histoire familiale qui avait été occultée, mais aussi que j’avais une famille nombreuse du côté de ma grand-mère maternelle qui m’était totalement inconnue.
Les origines d’Albert Jarest

Batême de Joseph Albert Jarest
Joseph Albert Jarest est né à Saint-Hyacinthe au Québec le 9 mars 1895 et il a été baptisé à l’Église Notre-Dame-du-Rosaire. Il est le fils de Jean-Baptiste Jarest (Saint-Hyacinthe-1859 / Sherbrooke-1931), mécanicien-plombier et de Malvina Fredette (Saint-Hyacinthe-1861 / Sherbrooke-1937). La famille compte 11 enfants retraçables par des documents.
Dominique Joseph Jarest, dit Frère Odilon en religion chez les Frères du Sacré-Cœur d’Arthabaska. (1881 -1921)
Marie Rose Malvina Jarest (Saint-Hyacinthe-1882 / inconnu)
Antoinette Jarest (1884-1966)
Marie Emma Marthe Jarest (1885 -1885)
Adrien Jarest (1886-1943)
Bernadette Jarest (1888 -1889)
Joseph Eugène Irénée Jarest (1890-inconnue)
Joseph Arthur Irénée Jarest (1891-inconnue)
Joseph Albert Henri Jarest (1895 – vers 1939)
Joseph Edouard Armand Jarest (1897-1968)
Marie Blanche-Alice Jarest (1901-1985)
Nous avons une photo de la famille de Jean-Baptiste Jarest, du moins de ses membres qui vivaient encore au Québec en date de 1910, alors que la famille avait déjà quitté le domicile de la rue Bourdage à Saint-Hyacinthe pour aller habiter sur la rue McCarthy (McKesty selon le recensement de 1911) à Saint-Joseph-de-Sorel.

ainsi que leurs parents Malvina Fredette et Jean-Baptiste Jarest
De la famille Jarest, les seules personnes que j’ai connues ont été Antoinette, Armand et Blanche-Alice. Les deux sœurs Jarest étaient les figures maternelles du côté de ma mère.

Les origines de Marie Perreault

Baptême de Marie Perreault
Marie Perreault est née à Lambton le 22 mars 1894. Elle est baptisée le jour même de sa naissance à l’Église Saint-Vital. Elle est la fille de Jean Perreault (Sainte-Marie -1852 / Lambton-1927) et de Flore Roy (Saint-Romain, Stratford Center-1858 / Lambton-1950).
Le couple a eu plusieurs enfants. Voici ceux retraçables dans des documents malgré certains éléments manquants.
Zelia Perreault (1880-1938)
Joseph Perreault (1882-1942)
Cleophas Perreault (1883-inconnue)
Alfred Perreault (1888-1920)
Rose Anna Perreault (1889-1923)
Elzéar Perreault (1890-1971)
Joséphine Perreault (1892-1957)
Marie Perreault (1894-1979)
Edouard Perreault (1896-inconnu)
Adélina Perreault (1898-1992)
Marie Anna Perreault (1900-1985)
Clara Perreault (1902-1940)
Voici une photo de la famille de Jean Perreault et de Flore Roy. Cleophas était probablement décédé au moment où la photo a été prise.

Devant de gauche à droite: Joséphine, Adélina, Rose Anna, le père Jean avec Marie Anna,
la mère Flore avec Clara et Zélia
Cette photo est une gracieuseté de John Perreault
Les premières années d’Yvette
Pour une raison que j’ignore, Albert Jarest et Marie Perreault ont quitté le Québec pour l’Ontario, entre le décès d’Henri Guy et la naissance de ma mère.
Il semble qu’après la naissance d’Yvette, la famille se rendait occasionnellement aux États-Unis. C’est ce que j’ai retrouvé dans des archives qui démontrent leurs passages à la frontière du Canada aux États-Unis.


Il y a plusieurs fautes dans le document, Yvette âgée d’un an se nomme ici Eva.
Le père de Marie, Jean Perreault est écrit Jean Perron .
C’est cependant par trois photographies retrouvées par hasard dans une boîte qui a appartenu à ma mère, plus de trente ans après son décès, que je verrai pour la première fois ma grand-mère Marie. Elles ont été prises en 1923 à Duluth au Minnesota. J’y vois aussi Yvette âgée de deux ans. Ma mère a donc vécu aux États-Unis avant de revenir au Québec. Cette année-là marque aussi la naissance de mon oncle Gérald si je me fie à la date inscrite sur sa sépulture au cimetière Saint-Vital de Lambton.

et sa fille Yvette (1923)
à Duluth au Minnesota


Je n’ai pas de détails sur les années qui ont suivi. Sur le site de généalogie « My Heritage », il y a la mention de divorce entre Albert et Marie. Était-ce bien un divorce, une annulation de mariage ou une séparation? Chose certaine, ça n’allait plus entre les deux. Albert avait une forte tendance à lever le coude. Lorsqu’il s’enivrait, il pouvait devenir agressif. C’est du moins ce que j’ai compris lorsqu’un neveu de ma grand-mère m’a dit qu’il buvait et que ça brassait pas mal à la maison.
Je peux très bien comprendre que Marie ait pu partir avec ses enfants pour retourner dans sa famille. Si c’est exact, ça prenait beaucoup de courage à une femme de quitter son mari à cette époque. Au Québec, ne disait on pas que tu te mariais pour le meilleur et pour le pire. Une femme devait demeurer avec son époux, peu importe la façon dont il se comportait. Heureusement que les choses ont changé depuis un siècle.

Première communion
Le projet de prendre en charge les enfants de Marie a été initié à l’origine par les grands-parents d’Yvette, Jean Perreault et Flore Roy. C’est un des fils du couple, Elzéar Perreault et sa femme Rose-de-Lima Picard qui prendront la relève auprès des enfants de Marie.
Lorsque j’ai parcouru les archives au sujet d’Elzéar et de Rose-de-Lima, j’ai réalisé que cette dernière avait été mariée en premières noces à Donat Lussier. De cette union sont nés Doris, Thérèse et Claire. J’ai alors compris de quelle façon ma mère pouvait prétendre être la cousine de Doris Lussier. Il semble, à ce qu’un fils d’Elzéar m’a raconté, que ma mère était aussi très amie avec Claire Lussier dans sa jeunesse.
Yvette avait beaucoup de facilités à apprendre à l’école contrairement à son frère Gérald qui était quelqu’un de très bon pour les tâches manuelles. C’est ce qui semble avoir destiné ma mère à faire des études avec l’aide des sœurs de son père, Antoinette et Blanche-Alice Jarest. Comme elles vivaient à Sherbrooke, Yvette a quitté Lambton pour y poursuivre ses études. La famille Jarest habitait à l’époque sur la rue Brooks.
Gérald demeurera à Lambton où il travaillera sur la ferme de son oncle Elzéar. Ce dernier le considérait comme son fils. On en parle dans certaines archives des journaux de l’époque comme de son fils adoptif. Signe du grand respect de la part de son oncle, Gérald sera le parrain du dernier enfant du couple Perreault-Picard. Le nouveau-né est alors baptisé Luc. Il fera plus tard la fierté de sa famille puisque qu’il embrassera la prêtrise et il sera un Missionnaires d’Afrique (Pères blancs).

Baptême de Luc Perreault
Gérald Jarest parrain et Claire Lussier, marraine

Cette photo est une gracieuseté de John Perreault
(année inconnue)
Gérald dès son jeune âge participait aux tâches de la ferme. J’ai lu aussi dans des archives de la Bibliothèque nationale du Québec qu’il avait gagné des prix lors de foires agricoles. À l’âge de 17 ans, durant une importante tempête, il se serait hâté de ramasser une pelle ou une fourche alors que l’orage grondait. Un éclair aurait frappé l’objet qu’il tenait à la main. Il serait mort sur le coup. Son corps était complètement brulé.
Ma mère m’a raconté qu’elle était sur le point de donner un récital de piano avec une consœur de sa classe de musique au moment où elle a appris la nouvelle. Elles devaient interpréter l’ouverture Egmont de Beethoven dans une version pour deux pianos. Au début du concert, elle a été incapable de jouer. Elle s’était contentée de faire semblant de pianoter, laissant sa compagne assumer l’entière exécution de la partition. C’était pour elle une terrible nouvelle.
Je n’ai jamais su si elle avait assisté aux funérailles de son frère. Sa mère Marie est signataire du registre d’inhumation sous le nom de Madame J. A. Jarest. À défaut de n’avoir pu retrouver des documents qui le prouvent, on peut présumer qu’Albert Jarest est déjà décédé au moment de la mort de Gérald, puisque Marie Perreault épousera en seconde noce un certain Émile Demers le 14 juillet de la même année.

et Émile Demers

Origine Inconnue
Ma mère demeurait avec ses tantes. Si elle voyait en elles une figure maternelle, il n’en demeure pas moins que la présence de son père lui a manqué toute sa vie. Qu’en était-il par rapport à Marie Perreault? Nous n’en savons pas grand-chose, sauf qu’à l’évidence, la famille Jarest a probablement contribué à occulter tout ce qui était en lien avec elle. J’y reviendrai plus loin.
Les études d’Yvette
Il semble qu’effectivement, Yvette avait beaucoup de facilité à l’école. Ses tantes ont investi beaucoup dans son éducation. Elle étudie au Mont Notre-Dame de Sherbrooke, tenue par les religieuses de la Congrégation Notre-Dame. La famille Jarest selon les archives retrouvées était donatrice et amie de l’institution. Deux cousins de la famille, Mgr Émile Vincent et Mgr Victor Vincent, sont aussi liés à cette école.
À plusieurs reprises à la fin de la décennie de 1930, Yvette figure dans les lauréats de plusieurs prix si on en croit les articles parus dans le journal La Tribune.
Yvette fait partie du Chœur du Mont-Notre-Dame qui remporte le prix de chant grégorien en 1939

Dans la Tribune du 20 juin 1940, Yvette figure comme Lauriat de quelques prix.
Certificat et diplôme en musique :
Lauréat du prix du cours
Sciences et lettres :
Prix du cours et d’assiduité
Prix d’honneur par les amis de l’Institution :
Prix de politesse
Prix de conversation anglaise
Prix de chant sacré

Sa tante Blanche-Alice fonde en 1935 le mouvement des Guides catholiques (mouvement scout) au Diocèse de Sherbrooke. Yvette sera une des Guides dans ce mouvement initié par sa tante, mais surement pas dans les premières années du mouvement. Elle n’est pas sur les photos d’archive de l’époque. Elle adhéra probablement au mouvement plus tard. Dans les photographies de famille, j’ai pu voir ma mère portant le costume du mouvement avec sa tante vêtue de son costume de cheftaine. La photo a été prise à Richmond.

1) Blanche-Alice Jarest laissera le mouvement à la relève en 1938 lorsqu’elle déménage à Richmond. On peut donc penser qu’Yvette est devenue Guide vers 1938.

Mont-Notre-Dame
Il y a une part de ma mère que je n’ai jamais connu, l’époque où elle faisait du camping et allait à la pêche. Ce côté « sportif et femme de plein air » me surprend. Ma mère m’a souvent répété à quel point elle détestait la campagne et le camping. De toute évidence, ça n’a pas toujours été le cas.




Yvette y est avec la famille Charpentier, dont le fils Gabriel fut un compositeur et librettiste de renom au Canada.
Sans en connaitre l’année précise, nous savons qu’après ses études, Yvette a travaillé un temps chez Bell Téléphone à Sherbrooke. Elle fait aussi des études à l’Hôtel-Dieu de Montréal pour devenir infirmière comme en témoigne cette photo prise en 1941.

Elle a un premier amoureux, un jeune aviateur australien qui serait décédé lors d’un bombardement pendant la Deuxième Guerre mondiale. Ça ne plaisait pas aux tantes. C’était un étranger et en plus c’était un protestant. C’est une histoire que ma mère a racontée à sa belle-sœur Yvette Beaudet quelque temps après la mort de mon père. J’avais écouté leur conversation secrètement. Je n’en ai jamais réentendu parler par la suite.

Elle rencontre mon père, Vincent Gauvreau. Il est professeur et un homme de foi. Ces tantes le jugeaient comme un bon parti, même s’il était issu d’un milieu modeste. Vincent était issu d’une famille ouvrière du quartier Saint-Sauveur de Québec. Son père, Ferdinand Gauvreau, travaillait dans l’industrie du cuir et son épouse Desneiges Plamondon était mère au foyer. C’était un bon catholique qui allait à la messe tous les dimanches et ça comptait beaucoup pour les tantes. Yvette et Vincent se sont fréquentés pendant près de deux ans. Les sœurs Jarest l’aimaient profondément. Le mariage a été planifié pour le 20 juillet 1946.

Église Sainte-Bibiane de Richmond 20 juillet 1946

À cette époque, Yvette séjourne fréquemment au presbytère de l’Église Sainte-Bibiane de Richmond. Ses tantes y sont gouvernantes pour leur cousin, Mgr Émile Vincent, curé de la paroisse.

Ma mère qui aimait jouer du piano devra se soumettre à la décision de ses tantes de vendre son instrument. La raison évoquée était qu’une fois mariée, elle n’aurait plus de temps pour le piano puisqu’elle devrait s’occuper de sa famille. Ce deuil a été particulièrement difficile à faire pour ma mère. Les tantes agissaient avec les valeurs de leur temps, mais je demeure convaincu que cette décision n’a pas été la meilleure pour ma mère. À preuve, elle n’a plus jamais joué de piano à partir de ce jour. À son décès en 1993, j’ai retrouvé ces partitions de musique dans une valise dans la cave de la maison où elle habitait. Ça m’a beaucoup attristé.
Mon père habitait à Saint-Laurent de l’île d’Orléans au moment de leur mariage. C’est ce que j’ai appris en lisant le contrat de mariage de mes parents rédigé par le notaire Omer Biron, ami des tantes. J’y lis aussi que ses parents Albert Jarest et Marie Perreault sont décédés.

Mes grands-parents Gauvreau habitaient de quartier Saint-Sauveur de Québec. Seul mon père vivait à l’Ile d’Orléans.
De plus, Marie Perreault n’était pas encore morte. Elle décèdera en 1979 (34 ans plus tard).
Après avoir découvert que Marie Perreault a en réalité vécu jusqu’en 1979, je ne peux que me questionner sur les raisons ou les prétextes à l’origine de ce mensonge. La famille Jarest voulait-elle effacer l’existence de Marie Perreault de la mémoire familiale? Les sœurs Jarest voulaient-elles être considérées comme la seule référence maternelle de ma mère étant donné qu’elles avaient consacré leur vie à son éducation? Voulaient-elles éviter de parler de l’échec du mariage de leur frère Albert et de son comportement? En voulaient-elles à Marie se s’être remariée? Sachant à quel point les apparences et le regard des autres avaient pour ma mère et ses tantes une importance parfois démesurée, je serais porté à croire que c’est un peu tout ça en même temps. Il y avait des clivages dans la famille quand un de ses membres ne partageait pas leurs valeurs traditionnelles et religieuses. C’est malheureux!
Voilà la raison pour laquelle il m’est si important de faire « devoir de mémoire » au sujet de ma grand-mère Marie. Même si je ne l’ai pas connue, elle est ma famille, tout comme les Perreault font partie de mon histoire.
C’est donc à partir du mariage de mes parents qu’il y a une coupure avec les Perreault. Un des neveux de Marie m’a confirmé ce fait.
En 1946, ma mère quitte Richmond et va s’installer à Saint-Laurent, ile d’Orléans. Avec le temps, ma mère crée des liens solides avec les sœurs et les frères de mon père et les enfants de ceux-ci. Les Gauvreau, Beaudet et Gagnon sont aux premiers plans dans sa vie. Elles considèrent particulièrement ses belles-sœurs Éliane et Yvette comme ses propres sœurs, des liens significatifs qui demeureront jusqu’à sa mort.
Un premier enfant vient au monde le jour du premier anniversaire de mariage de mes parents. Mon frère Richard voit le jour le 20 juillet 1947 à l’Hôpital Saint-François d’Assise de Québec. Mgr Émile Vincent et Blanche-Alice Jarest seront son parrain et sa marraine.
Dix-huit mois plus tard, ma sœur Micheline naitra elle aussi à l’Hôpital Saint-François d’Assise de Québec. Raymond Beaudet et son épouse Yvette Gauvreau (sœur de mon père) seront son parrain et sa marraine.
La famille déménage alors à Saint-Vallier-de-Bellechasse. Mon père y sera professeur dans des conditions très difficiles. La fabrique de la paroisse n’a pas toujours l’argent pour lui verser un salaire. Les commissions scolaires n’existent pas encore au Québec. Ma mère m’a raconté qu’il travaillait dans le sous-sol de l’Église. Parfois, c’étaient les parents de ses élèves qui lui apportaient des victuailles pour qu’il puisse nourrir sa famille. Cette époque a été une dure période pour ma mère qui avait été quelque peu élevée dans la ouate par ses tantes. Ces dernières ont toujours été là pour épauler la jeune famille. Ma mère m’a dit que c’était grâce à elles s’il y avait eu des cadeaux sous l’arbre de Noël pendant les années pauvres. On pourrait sans doute juger certaines actions des tantes, mais leur présence pour nous a toujours été remplie de bienveillance et d’amour.
Au début des années cinquante (1950), la famille habite à Plessisville dans les Bois-Francs. Mon père Vincent est impliqué dans sa communauté. En plus d’enseigner à l’École Saint-Édouard, il participe à différents conseils d’administration dont celui de la Société Philanthropique du Québec, la Ligue du Sacré-Cœur et la Société Saint-Jean-Baptiste.
En 1956, ma mère porte son troisième enfant. C’est de moi qu’il s’agit. La grossesse est difficile. Elle est malade. Elle souffre d’angiocholites. Elle mange très peu et perd beaucoup de poids. On l’amène en urgence à Québec, toujours à l’Hôpital Saint-François d’Assise. Le médecin doit provoquer l’accouchement. Yvette est au septième mois de sa grossesse. Le médecin avise mon père qu’il ne pourra probablement pas sauver la mère et l’enfant. Les deux pourraient même mourir. Dans les faits, je verrai le jour le 13 mars 1957. Nous survivrons tous les deux. Ma mère subira une chirurgie à la vésicule biliaire dans les semaines qui suivront. Pour ma part, je demeurerai à l’hôpital près de trois mois. Mon père dans sa grande foi avait dit à Blanche-Alice que si j’avais survécu, c’était pour que je devienne prêtre. La vie en a décidé autrement pour le rebelle que je suis, et je me suis converti au protestantisme au cours de ma vie.
Ma mère sera enceinte une quatrième fois, mais elle perdra l’enfant.
Deux ans après ma naissance, la famille quitte Plessisville et va habiter sur le Chemin de Chambly à Longueuil. Mon père enseigne dans un premier temps au Collège de Longueuil tenus par les Frères des Écoles Chrétiennes et à l’École Saint-Antoine. Il sera aussi bibliothécaire. À ce titre, il travaillera à l’École de Normandie et pour la Commission scolaire régionale de Chambly, entre autres à l’École Saint-Jean-Baptiste.
C’est probablement dans les années soixante qu’Yvette reverra sa mère pour la première fois. Marie Perreault était entrée en contact avec un cousin de ma mère, Jean-Louis Jarest qui habitait à Notre-Dame-de-Grâce pour avoir les coordonnées de sa fille. C’est mon frère qui m’a raconté cette histoire. Ma mère aurait parlé ouvertement de cette rencontre devant lui. Marie voulait renouer des liens . Ma mère aurait refusé, affirmant que Marie l’avait déjà abandonnée et que ses vraies mères étaient ses tantes. Il est probable que j’étais trop jeune à l’époque pour avoir connaissance de cet événement.
Mon frère et moi sommes perplexes par rapport à tout ça, surtout après avoir lu le contrat de mariage de nos parents. Personnellement, je crois que c’est par devoir de loyauté envers ses tantes qu’elle a agi ainsi. Elle faisait ainsi ce qu’on attendait d’elle. Je ne l’excuse pas pour autant. Il y a quelque chose de cruel dans le fait de ne pas permettre à Marie de renouer avec elle et de la priver de connaitre ses petits-enfants. Même si je peux comprendre ses raisons, ça m’affecte profondément, surtout que Marie habitait Montréal et que j’aurais pu la connaitre.
Marie Perreault est devenue veuve de son deuxième époux, Émile Demers, en 1961.

Vers 1965-66, Yvette retourne temporairement sur le marché du travail malgré l’opposition de mon père. Elle travaille à l’Université de Montréal pour le chercheur et médecin Hans Selye, renommé pour ses recherches sur le stress biologique. Elle a une idée en tête, mettre de l’argent de côté pour acheter des passeports pour toute la famille pour visiter l’Exposition universelle de Montréal en 1967. Mon père, en homme de son époque, n’est pas d’accord, car c’est son devoir d’être le soutien financier de la famille. Yvette voit les choses autrement et tient tête à Vincent.

La Presse , 10 septembre 1966
Le 9 septembre 1966, Antoinette Jarest décède à l’hôpital Saint-Vincent-de-Paul de Sherbrooke des suites d’un cancer dont elle est atteinte depuis plus d’une décennie. Blanche-Alice et ma mère sont à son chevet lorsqu’elle s’est éteinte. Les funérailles ont lieu à la Cathédrale Saint-Michel de Sherbrooke. Elle est inhumée au Cimetière Saint-Michel. C’est le choc dans la famille et particulièrement pour moi qui perdais « Monténette » comme je l’avais surnommée affectueusement. On m’a raconté qu’en mourant, c’est mon nom qu’elle a prononcé en dernier. Encore aujourd’hui, je me souviens de la douleur que j’ai éprouvée à ce moment-là. Elle a été la première personne significative que j’ai perdue dans ma vie.
L’année 1967 marquait l’été de mes dix ans. C’est l’année où nous sommes déménagés sur la rue Devonshire à Greenfield Park. Aujourd’hui la rue a été renommée Victoria et la ville est devenue une agglomération de Longueuil.
Expo 67 battait son plein. Mon père quelque peu réfractaire à cet événement finit par y prendre un réel plaisir. Ce fut l’occasion de plusieurs sorties avec mes parents, mon frère et ma sœur étaient plus vieux et sans doute moins enclins à venir avec nous. Je garde de précieux souvenirs de cette période.
Dès l’automne, Yvette s’inquiétait de voir mon père dépérir petit à petit. Il était souvent malade sans qu’on puisse avoir un diagnostic de la part des médecins. Après avoir passé une série de tests à l’Hôpital Charles-Lemoyne de Greenfield Park, il a été admis à l’Hôpital Sainte-Jeanne-d ’Arc de Montréal. Ma mère faisait la navette quotidienne entre la maison et l’hôpital. Je l’accompagnais parfois les week-ends. On ne trouvait pas de quoi il souffrait. Trois semaines plus tard, la situation était assez grave pour que Blanche-Alice vienne aider ma mère. Mon père s’est éteint le 16 mars 1968, après quarante-huit heures de fortes fièvres, entouré de ses frères et de ses sœurs. Blanche-Alice et Yvette qui avaient passé la nuit à son chevet étaient revenues le matin à la maison. En fin d’après-midi le 16, nous avons quitté rapidement le domicile pour nous rendre à l’hôpital. Mon père était déjà décédé. Le choc a été grand pour toute la famille. Pour ma part, ça m’a pris une vingtaine d’années à faire mon deuil. J’adorais mon père. L’autopsie révélera une septicémie d’origine virale ou bactérienne.

Ses funérailles ont eu lieu à l’Église Saint-Antoine de Longueuil le 20 mars suivant. Il a été inhumé le même jour au Cimetière Saint-Charles de Québec. La présence de la famille Gauvreau, tout comme celle de sa tante Blanche-Alice, ont été d’un grand réconfort pour ma mère.
Cette période a mené à des deuils successifs. Après le décès de mon père en mars, c’est Armand, le frère de Blanche-Alice qui nous a quitté à l’automne de 68. Ma mère l’aimait beaucoup. Il faisait partie de notre vie de famille autant que ses sœurs. Suivront son épouse Bertha Côté en 1970, qui pour des raisons que j’ignore n’a jamais été très présente et le frère de mon père, Robert Gauvreau, en septembre 1969. C’est de ce dernier que je tiens ma passion pour la généalogie et le devoir de mémoire, comme je tiens de mon père ma passion pour l’Histoire.
À la mort de mon père, ma mère n’avait pas beaucoup de manœuvres financièrement. Le milieu professoral commençait à peine à offrir des fonds de pension à ses membres. La Régie des Rentes du Québec n’existait que depuis le 15 juillet 1965. Dans un cas comme dans l’autre, mon père n’avait pas pu contribuer suffisamment pour que ma mère puisse espérer avoir droit à un montant substantiel. C’est sans dire qu’elle avait été hospitalisée en 1964 pour une seconde intervention chirurgicale au foie, et de ce qu’elle devait payer pour les soins de mon père lorsqu’il était à l’hôpital dans sa fin de vie. Les coûts n’étaient pas encore assumés par le Régime public d’assurance maladie qui sera créé le 13 juin 1969. Le peu d’argent qui avait été mis de côté au cours des années par le couple devait servir à l’achat d’une maison. Ce projet ne se réalisera jamais.


L’Union des Latins d’Amérique
publiée
dans la Presse vers 1970
Ma mère est définitivement retournée sur le marché du travail quelque part vers l’automne de 1968. À un moment donné, elle assumait deux emplois. Elle travaillait à temps complet à la Commission des Écoles Catholiques de Montréal comme secrétaire-téléphoniste, ainsi qu’à l’Union des Latins d’Amérique à titre de directrice des cours de langues italiennes et espagnoles deux soirs par semaine. C’était très exigeant pour une personne qui retournait à temps plein sur le marché du travail. En ce sens, ma mère a fait preuve de courage pour subvenir aux besoins de sa famille.
Le monde changeait. Nous étions en pleine révolution tranquille. Mon frère et ma sœur travaillaient ou poursuivaient leurs études. J’étais encore jeune et ma mère ne voulait pas que je demeure seul à la maison. Elle m’a donc inscrit dans des écoles privées durant l’année et dans une colonie de vacances quelques étés. J’y étais particulièrement malheureux. Ce sont des années qui pour moi ont été marquées par de l’intimidation, des coups et des menaces. Un de mes amis au Collège qui subissait la même chose a voulu mettre fin à ses jours à l’âge de treize ans. Alors qu’au primaire, j’étais un enfant qui réussissait, mes résultats scolaires ont été par la suite catastrophiques. Ma mère ne comprenait pas ce que je vivais.
J’avais l’impression d’être une honte pour elle. Encore et toujours, le regard des autres comptait plus que mes aspirations. Une des choses que j’ai trouvé le plus difficile était sa menace de m’envoyer à l’école de réforme si je ne changeais pas. Les intervenants et psychologues qu’elle m’a fait voir dans cette période lui avaient fait des recommandations qui la poussaient à se remettre en question sur ses méthodes d’éducation et son attitude. Sa réaction a été de se fermer complètement aux conseils des spécialistes.
Elle m’avait fait suivre des cours de danse pendant plusieurs années. J’ai participé à des spectacles amateurs avec une compagnie de danse folklorique. J’ai donc envisagé de faire carrière dans le domaine. Après avoir rencontré Madame Ludmilla Chiriaeff, fondatrice des Grands Ballets Canadiens de Montréal et avoir discuté des possibilités de suivre une formation pour joindre un jour la compagnie, je voulais parler de ce projet avec Yvette. J’étais terrorisé à l’idée d’aborder le sujet. Lorsque je l’ai fait, la réponse a été un non catégorique. Que penseraient les autres si je devenais danseur de ballet? Un garçon qui danse le ballet n’est pas une bonne chose. Ça ferait parler. Je n’ai pas eu le courage d’aller plus loin.
Ma mère avait souvent le don de brimer et de ridiculiser mes aspirations artistiques. Lorsque j’ai appris comment elle avait dû se résigner à abandonner le piano à cause des valeurs de ses tantes au sujet du mariage, j’ai compris qu’elle agissait avec moi comme on l’avait fait avec elle. Autant certain jour, je l’aimais profondément, autant à d’autres moments, notre relation était insoutenable. Yvette avait sans doute hérité du tempérament bouillant de son père. Heureusement qu’elle n’avait pas de problème d’alcool.
Adolescent, j’ai envisagé très souvent de fuguer très loin pour ne plus vivre avec elle. Yvette et moi avons entretenu une relation « amour et haine », parfois très toxique pendant des années.
Avec le recul, je réalise à quel point sa vie a été chamboulée à la mort de mon père. Déjà que se mariage n’était pas nécessairement celui qu’elle avait rêvé. Elle me révélera quelques mois avant sa mort que Vincent était le meilleur gars du monde, son meilleur ami, mais qu’elle n’avait jamais éprouvé de passion à son égard. On peut quand même vivre un deuil très difficile lorsqu’on perd un ami qui a été présent pendant tant d’années à ses côtés. Il y a cependant quelle chose de triste à cette révélation.
Yvette imposait ses valeurs, mais elle était rarement d’accord avec celles, plus modernes, de ses enfants. Lorsqu’elle était contrariée, c’était toute sa colère intériorisée qui s’exprimait par sa voix et parfois par des gestes démesurés.
L’image qu’elle projetait et la réalité se contredisaient. J’ai compris avec le temps qu’elle s’imposait l’image de la femme forte, mais elle n’avait que peu d’estime d’elle-même et un grand besoin d’amour et d’affection qui n’ont jamais été comblés. N’allez pas croire que ma mère était un monstre. Elle avait certes les qualités de ses défauts. C’était plutôt une femme blessée qui a intériorisé et refouler sa souffrance tout au long de sa vie. Aller chercher de l’aide était pas une option, mais davantage une marque de faiblesse. En ce sens, je crois que ma mère n’était pas la seule personne de sa génération à vivre ainsi.
Je souligne ici que sa mère Marie Perreault est décédée le 6 juillet 1979 à l’âge de 85 ans. C’est ce que je découvrirai par mes recherches. J’ignore si ma mère le savait.
L’année 1982
J’ai quitté la maison pour aller vivre seul en appartement. Mon frère et ma sœur avaient déjà quitté le foyer maternel depuis plusieurs années. J’avais besoin de me sentir libre et de vivre ma vie. Yvette le voyait autrement. Elle m’a dit qu’elle croyait qu’en tant que cadet de ses enfants, je serais son poteau de vieillesse et que je demeurerais avec elle jusqu’à sa mort. Je trouvais que c’était égoïste de sa part. Elle s’est sentie de nouveau abandonner.
Adoption légale d’Yvette
Sa tante Blanche-Alice Jarest a déposé une demande officielle au Tribunal administratif de la jeunesse du Québec pour adopter légalement sa nièce Yvette. Elle avait conservé en archives tous les documents et factures démontrant qu’elle avait contribué toute sa vie à son éducation et au bien-être de sa famille. On pourrait se demander la raison qui a poussé Blanche-Alice à faire cette demande à ce moment-là. Marie Perreault était décédée en 1979, ma mère devenait ainsi orpheline au sens de la loi. Cependant, j’ignore s’il y a un lien direct avec la mort de ma grand-mère.

Blanche-Alice ne s’était jamais mariée. Elle avait deux autres nièces issues du mariage de son frère Armand Jarest et de Bertha Côté. Comme les liens avaient toujours été forts avec Yvette, elle voulait éviter qu’à sa mort, il y ait contestation du testament puisque ma mère était la principale héritière. La décision du Tribunal est tombée le 25 octobre 1982. Yvette est devenue officiellement la fille adoptive de Blanche-Alice Jarest. Cette adoption était une première au Tribunal de la jeunesse. Une adulte de 80 ans qui adoptait une autre adulte âgée de 61 ans avait quelque chose de singulier.
Le décès de sa mère adoptive

Le 21 mars 1985, Blanche Alice Jarest décède à l’âge de 83 ans. Au même moment au diocèse de Sherbrooke, on célèbre les cinquante ans de fondation des Guides en Estrie. Les funérailles qui devaient avoir lieu à la Cathédrale Saint-Michel, selon les dernières volontés de la défunte, se déroulent pour une raison qui m’échappe, à l’Église Saint-Sacrement. Une haie d’honneur est formée à la sortie de l’Église par les Guides présentes aux funérailles. Ce moment est demeuré marquer dans mon cœur et mon esprit.

Blanche-Alice sera inhumée dans le lot familial au Cimetière Saint-Michel de Sherbrooke. Yvette a beaucoup de chagrin. Elle vit de la culpabilité pour avoir placé Blanche-Alice en maison de retraite. C’était pourtant la chose à faire, car elle était atteinte de troubles cognitifs et elle ne pouvait plus vivre seule. Yvette avait toujours eu le don de se tourmenter, même lorsqu’elle posait des actions adéquates. C’est souvent le lot de bien des enfants lorsqu’ils doivent placer leurs parents en institution.
La retraite
Pour une raison que j’ignore, ma mère qui travaillait depuis la fin des années soixante s’était rajeunie d’une année auprès de son employeur, la Commission scolaire catholique de Montréal. Elle prend sa retraite en 1987 à l’âge de 66 ans. Tout le monde croit qu’elle a 65 ans.
Entre 1986 et 1991, Yvette ira en Europe à quelques reprises grâce à l’héritage de sa mère adoptive. Ça lui permet de renouer avec la musique. Elle assistera à des représentations d’opéras au Royal Opera de Londres et à l’Opéra de Paris, à différents concerts. Elle verra la comédie musicale « Les Misérables » à Londres. Aux États-Unis, elle assistera à des représentations au New York City Opera et au Metropolitan Opera. Elle aime les voyages-spectacles.
Dans cette période, elle vit aussi un renouveau religieux. Avec sa belle-sœur Yvette Beaudet, elle participe à des retraites à Jésus-Ouvrier à Québec et à des assemblées charismatiques. Certains voyages viendront alimenter sa foi. Elle ira en autres à Rome en Italie, au Vatican et elle assistera à la passion du Christ à Oberammergau en Allemagne, pièce qui est jouée tous les dix ans par les habitants de ce village depuis 1634.


Le 21 mai 1988, son premier fils, Richard, épousera sa conjointe Suzanne au Palais de justice de Montréal. Le 15 juillet 1989 marquera la naissance de son premier petit-fils Louis-Simon. Le 24 mai 1992 marquera la naissance de son deuxième petit-fils nommé Vincent. Ce qui la tourmentera cependant est le fait que ses deux petits-fils ne soient pas baptisés. Encore là s’entrechoquent les valeurs générationnelles. Ma mère très religieuse ne peut pas comprendre le fait que mon frère soit agnostique.
Sa fille Micheline épousera Claude avec qui elle vit depuis des années. Ne pouvant pas s’épouser à l’Église catholique à cause du divorce du conjoint, le couple s’unira à L’Église Unie Saint-Lambert (Église Unie du Canada) le 5 septembre 1992. Ma mère aime beaucoup Claude qui lui rend bien. Une belle complicité les liera l’un à l’autre malgré des valeurs souvent opposées. Je crois qu’Yvette était tout de même heureuse que le mariage soit célébré dans une église, même s’il s’agissait d’une église protestante.
À cette époque, Yvette est bénévole à l’hôpital de Saint-Lambert. Elle est aussi impliqué dans le mouvement des Associés des Sœurs du Saint Nom de Jésus et de Marie.
Yvette disait souvent qu’elle était fatiguée depuis plusieurs mois. C’est au moment du repas de réception à Saint-Jean-sur-Richelieu après la célébration du mariage de sa fille qu’elle éprouva un malaise et qu’elle perdra conscience. Je l’ai accompagné en ambulance à l’urgence de l’hôpital de la région. Je me souviens de l’inquiétude que je lisais sur le visage de ses belles-sœurs Yvette et Éliane, présentes pour l’occasion. Je me rappelle que de peu de chose à part ça, sinon des longs couloirs de l’hôpital et l’attente qui m’a paru interminable avant qu’on la retourne à la maison. Elle faisait de l’anémie et il fallait faire un suivi avec son médecin de famille.
Elle passa plusieurs examens au cours des deux mois suivants. On parlait de nombreux polypes aux intestins et de son foie qui était anormalement gros. Elle entra en décembre à l’Hôpital Pierre-Boucher de Longueuil pour une transfusion de sang. L’équipe médicale décida de la garder pour investiguer davantage.
Quelques jours avant Noël, elle me fait venir à sa chambre pour m’annoncer qu’elle a un cancer de l’intestin et du foie et que ses jours sont comptés. Elle sortira de l’hôpital pour passer son dernier temps des fêtes en famille. Elle profitera de ce moment pour contacter ses amis et ses belles-sœurs, neveux et nièces pour les aviser de son état. Elle parle de sa mort d’une façon déconcertante. Je vais habiter avec elle dans cette période. Je lui prépare ses repas et je fais son ménage. Nous aurons des échanges qui me bouleverseront profondément et qui parfois me permettront de régler des choses laissées en suspens depuis des années.
Le 6 janvier, elle retourne à l’hôpital pour subir une chirurgie palliative qui devait théoriquement la rendre plus confortable et la prolonger de six à douze mois. La veille de l’intervention, elle me demande d’aller à sa paroisse pour acheter un lot au cimetière où elle pourra être inhumée. Cette démarche me déchire, mais je le fais parce qu’elle me le demande.
Je travaillais depuis des années dans un centre de soins de longue durée. Au cours de ma carrière, j’ai accompagné plusieurs personnes en fin de vie. J’ai vécu de beaux et de grands moments lors de ces accompagnements. C’est sans doute ce que je voulais vivre avec Yvette, mais je n’avais pas le recul émotionnel nécessaire pour le faire. C’était très difficile.
L’intervention chirurgicale ne s’est pas déroulée comme prévu. Le chirurgien n’a pas pu procéder comme il l’avait envisagé tellement le cancer avait envahi tout son corps.
Je poursuivais mes visites à l’hôpital sur une base quotidienne. Un soir, Yvette m’a fait un cadeau que je n’oublierai jamais.
Il y a une part de moi qu’Yvette n’avait jamais voulu voir. Mon orientation sexuelle n’était jamais abordée. Lorsque je suis allé vivre avec mon premier conjoint, ma mère préférait dire à ses amies que j’étais en colocation avec un couple pour ne pas révéler mon homosexualité.
André, mon conjoint de l’époque était très présent dans cette période difficile, n’hésitant jamais à contribuer aux besoins de transport de ma mère pour les rendez-vous médicaux ou même venir me chercher à l’hôpital le soir lorsque je la visitais.
Un soir qu’il est venu me chercher, il entra dans la chambre. Après quelques minutes, elle le regarda. Sans tenir compte de ma présence, elle lui a dit quelque chose qui ressemblait à ça :
« Tu sais André, souvent on juge nos enfants à cause de ce qu’ils sont. Pourtant c’est celui que j’ai le plus jugé qui est présent et qui m’aide. Je veux juste te dire André que je te considère comme étant un membre de ma famille. »
Encore aujourd’hui, ce souvenir m’émeut. C’est une des phrases prononcées par ma mère dans ces dernières semaines de vie qui est à jamais gravée dans mon cœur.
Elle a reçu son congé de l’hôpital à la fin de janvier. L’époux de ma sœur est allé la chercher pour la conduire dans une maison de convalescence. Juste à la voir, il ne comprenait pas pourquoi la raison de ce congé de l’hôpital tellement elle semblait malade et au bout de sa vie.
Le même jour en fin de soirée, je reçois un appel de ma sœur qui m’annonce qu’elle est retournée à l’hôpital. Je me rends à l’urgence. Ma mère est alitée sur une civière. Elle me dit qu’elle entend des enfants qui chantent des « Alléluia ». Que ce soit du délire, des hallucinations ou pas, ces voix semblaient la réconforter.
L’infirmière me demande si je suis conscient que ma mère est maintenant de retour à l’hôpital pour y mourir. Alors, pourquoi lui avoir donné son congé de l’hôpital le matin même? C’est une question demeurée sans réponse.
On la transférera dans une chambre privée au cinquième étage. Je passerai les trois dernières nuits de sa vie auprès d’elle. Elle s’éteindra vers 18h30 le 3 février 1993 en présence de ma sœur.
Les funérailles ont eu lieu à l’Église de Saint-Lambert le 6 février 1993. Elle a été inhumée au cimetière paroissial.

Yvette Jarest Gauvreau
5 février 1993
Conclusion
J’ai porté une colère sourde par rapport à ma mère pendant des années. Notre relation n’a jamais été un long fleuve tranquille. Une des choses que mes recherches généalogiques m’ont permises a été d’affronter le passé et de regarder mon histoire familiale avec bienveillance davantage qu’en fonction des mensonges, des ragots et des clivages.
Chaque époque a connu un choc générationnel des valeurs, que ce soit au niveau de l’éducation, de la famille, de la société et même sur le plan religieux. L’époque actuelle ne fait pas exception. L’humain a toujours eu de la difficulté à accueillir ce qui est différent ou ce qu’il ne comprend pas.
Malheureusement, notre tendance est d’entendre et de juger sans écouter, refuser de voir les choses plutôt que de s’y faire face. Or, il est nécessaire de regarder les blessures du passé pour comprendre les blessures d’aujourd’hui. Il faut avoir le courage de ressentir et de se confronter à son histoire pour en arriver à réaliser qu’au-delà de l’expression des valeurs que nous approuvons ou que nous rejetons, il y a des êtres humains qui ont toujours cru agir avec bonne volonté, même si nous croyons qu’ils avaient tort. On réalise rapidement que certaines actions qui peuvent nous paraître mauvaises n’ont pas nécessairement été faites dans ce but précis. Ça ne justifie pas le mal qui a été commis, mais ça permet de le comprendre.
Je crois profondément que le pardon n’est possible que si nous regardons notre histoire personnelle pour ce qu’elle est, en la remettant en contexte et à la condition de laisser place au ressentir de nos blessures intériorisées. Le chemin de la résilience peut être long. Il faut être patient et bon vis-à-vis soi.
Certes la relation avec ma mère a contribué aux difficultés que j’ai rencontrées dans ma vie, mais elle n’est pas la seule cause. Du même coût, je suis plus fort que ces difficultés. J’ai le sentiment de m’être accompli, d’avoir réussi à suivre ma route malgré les tribulations rencontrées et les erreurs que j’ai commises, et ce, bien au-delà des obstacles érigés par les autres ou les prisons que j’ai érigées de mes propres mains en m’y enfermant.
Nous n’avons aucun pouvoir sur le passé et sur ceux qu’ils l’ont fait. Le véritable et seul pouvoir que nous possédons est celui qui nous permet de marcher sur le chemin de notre vie afin d’en arriver à rendre lumineuses les parts d’ombre qui nous habitent. Nous avons le choix de perpétuer le ressentiment ou d’avancer en interdisant au passé d’envahir nos pensées dans un tourbillon sans fin qui alimente les regrets, la culpabilité et la rancœur. C’est en y parvenant que le pardon devient possible, tant envers soi qu’envers les autres, pour retrouver la paix et la sérénité. Même si ce chemin est parfois parsemé d’hésitations, de pas vers l’avant et de pas de recul, il vaut la peine d’être parcouru.
Pour la première fois en 2022 à l’occasion de la fête des Mères, je suis allé porter des roses sur les tombes de ma mère et de ma grand-mère Marie (sépulture que j’ai retrouvée en juillet 2021). J’avais besoin de poser ce geste symbolique afin de les réunir à ma façon dans mon histoire familiale. Ainsi j’honore mes ancêtres.
Le 22 mars marque pour Marie et Yvette, l’anniversaire de leur naissance.

Repos Saint-François d’Assise (Cimetière de l’Est) à Montréal au Québec
Sépulture d’Yvette Jarest Gauvreau, Cimetière de Saint-Lambert au Québec.
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1) Source : Marc Richard, Scouts et Guides en Estrie; 75 ans d’Histoire, Éditions GGC, Sherbrooke 2007, consulté le 22 février 2023.
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