Ma mère avait une façon particulière de raconter des événements. Je me demandais ça chaque fois si ces récits n’étaient une exagération de la vérité. Elle cherchait à captiver l’attention de ceux et celles qui l’écoutaient. Parfois ses élans pouvaient laisser entrevoir quelques mensonges pieux qui enrobaient ses narrations. Elle carburait souvent aux regards des autres. Il a été ainsi tout au long de sa vie.
Un peu comme à l’opéra dont elle raffolait, le récit épique de la mort de son frère était digne d’un final d’une œuvre de Richard Wagner ou d’un film hollywoodien. Ça me semblait si gros, presque arrangé avec « le gars des vues » comme elle disait elle-même lorsqu’elle regardait des films à la télévision alors que je n’étais encore qu’un adolescent boutonneux.
Ma mère avait étudié le piano chez les Dames de la Congrégation Notre-Dame à Sherbrooke. Elle me raconta que quelques minutes avant de donner un récital avec des collègues qui devaient jouer une version pour deux pianos l’ouverture « Egmont de Beethoven », elle avait appris que son frère était décédé. Il travaillait à la ferme. Il avait été frappé par la foudre en retournant chercher une fourche qu’il avait oubliée au champ. Elle disait que la foudre avait été si puissante, qu’il était mort sur le coup. La montre-bracelet qu’il avait au poignet avait été sectionnée en deux. Elle poursuivit son récit en me disant que lors des premières minutes du concert, elle avait été incapable de jouer les premières mesures. Elle avait fait semblant de toucher les touches du clavier.
Sans mettre en doute la véracité de ce qu’elle m’avait raconté, l’amalgame que je faisais dans mon for intérieur de la foudre, de Beethoven et de son incapacité à jouer me faisait entrevoir un bon scénario pour un drame cinématographique. Je l’ai juste écoutée sans poser de question. J’ignorais le nom de son frère. Je savais cependant qu’il avait environ 17 ans. Je n’avais aucune idée à quel endroit était située la ferme et pourquoi il n’habitait pas chez les tantes Jarest. À l’époque, je n’étais pas vraiment intéressé par tout ça. Un ado, c’est un ado. Contredire et ne pas croire ce que ta mère te dit est un sport plus intéressant que le devoir de mémoire.
C’est une fois de plus dans un article archivé de la Tribune de décembre 1937 que j’ai découvert plusieurs indices. Mon arrière-grand-mère Malvina Fredette-Jarest décédée le 11 décembre figurait dans un texte de la rubrique nécrologique.
C’est dans ce texte que j’ai retrouvé un petit fils de la défunte, Gérald Jarest. Ma mère Yvette y figurait aussi.
Comme je ne connaissais pas de Gérald dans la famille, je me suis demandé s’il ne pouvait pas s’agir du frère de ma mère. On y parlait aussi de Joseph-Albert Jarest qui habitait Duluth au Minnesota. Il s’agissait de mon grand-père. Aucune mention cependant de son épouse Marie Perreault-Jarest, convoitée en justes noces en 1917. J’en ignorais la raison.
Je voulais pour le moment axer mes recherches sur ce Gérald Jarest. Était-ce l’oncle dont m’avait parlé maman? La réponse n’a pas tardé.
Son décès tragique avait fait la une des journaux de 1940. Ce sont des articles numérisés de la Tribune et du Sherbrooke Daily Record qui m’ont non seulement confirmé qu’il s’agissait bien du frère de ma mère, mais qu’il avait aussi été adopté par Elzéar Perreault, le frère de ma grand-mère Marie dont je ne retrouvais pas de trace.
En fouillant davantage, j’ai découvert au registre de l’Église Saint-Vital de Lambton que Gérald avait été inhumé dans le cimetière de l’endroit. La fabrique de la paroisse m’avait pourtant indiqué qu’aucun Gérald Jarest n’était enterré à cet endroit. C’est probablement parce que son nom de famille était orthographié « Jarret » dans le document. Au bas de la déclaration, je voyais pour la première fois la signature de ma grand-mère sous le nom de Madame J.A. Jarest. Elle vivait donc encore en 1940 et elle était présente à l’enterrement de son deuxième fils.
Plus j’en découvrais, plus les questions se bousculaient dans ma tête. Que s’était-il passé pour qu’Albert et Marie ne soient plus ensemble? Ma mère avait-elle assisté aux funérailles de son frère? Pourquoi Marie Perreault n’était-elle pas citée dans l’avis de décès de mon arrière-grand-mère? Pourquoi avais-je la mauvaise impression que la mémoire de Marie était effacée injustement de notre histoire familiale? Il n’en fallait pas davantage pour que je pousse encore plus loin mes recherches.
Gérald Jarest était bel et bien mon oncle. Il était aussi le frère de Jacques Henri Guy Jarest, décédé à Saint-Hyacinthe à l’âge de 7 jours en 1919. Le voile se levait tranquillement sur un pan de mon histoire familiale dont j’ignorais encore tant de choses.
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En souvenir de ma mère Yvette Jarest-Gauvreau (1921-1993)
Ouverture Egmont de Beethoven pour deux pianos à quatre mains
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